jeudi 18 novembre 2010

L’indépendance de la presse ? Un modèle économique en crise

L’Université Populaire Seine Essonne (UPSE) a invité ce mercredi 17 novembre à l’Espace Carnot des journalistes pour débattre de l’indépendance de la presse écrite aujourd’hui en France. Guillaume Duval, rédacteur en chef du magazine Alternatives Economiques, David Fontaine, journaliste au Canard Enchaîné et Timothée Boutry, journaliste au Parisien et président de la Société Des Journalistes du Parisien ont parlé de leur propre expérience autour d’un débat animé par Graziella Riou de boocan.com.


La presse, en particulier en France traverse une crise profonde qui touche à la viabilité économique du modèle actuel du métier de journalisme au sein d’un journal ou magazine payant. La montée en puissance de moyens de communication désormais incontournables a suivi de près l’explosion de l’internet. Plus que jamais l’information donne dans l’instantané, et les blogs de particuliers sont autant de micro-médias à disposition de tous.
Aussi le thème du débat va surtout porter sur l’indépendance économique de la presse qui est le préalable à une presse indépendante dans son contenu et non-soumise à la censure d’un riche mécène.
En partant de la gauche: Guillaume Duval (Alternatives Economiques), 
Timothée Boutry (Le Parisien), David Fontaine (Canard Enchainé) et Graziella Riou (boocan.com)

Trois invités, trois journaux et donc, trois modes d’organisation différents.

Le mensuel Alternatives Economiques (qui fête cette année ses trente ans) a été crée -comme le rappelle Guillaume Duval- afin de faire « un journal qui explique la réalité économique, et y apporter des réponses morales, sociales. » D’où le titre choisi, par opposition au slogan de Thatcher : « there is no alternative. » Le magazine garantit son indépendance en fonctionnant en grande partie sur l’abonnement, ainsi l’abonné « paye à l’avance pour obtenir de l’information ». Le travail d’information du journal est donc financé par ce capital. Son statut de coopérative permet aussi à chaque salarié d’être associé aux décisions du journal selon le principe d’une personne, une voix. En revanche il est plus difficile de mobiliser de nouveaux moyens financiers puisqu’une personne souhaitant investir ne se verrait pas accorder plus de parts sociales dans le journal. Ce mode d’organisation le rend de plus assez lourd à manœuvrer et donc moins réactif à une situation d’urgence qu’un journal n’ayant qu’un ou deux grands actionnaires.

Le modèle économique du Canard Enchaîné est lui inchangé depuis sa création pendant la guerre de 14-18. Pour David Fontaine il s’agissait alors de « démystifier le bourrage de crâne par la satyre et la caricature. » Le journal a trouvé son équilibre entre la satyre et d’un autre côté des articles extrêmement sérieux. Le Canard fonctionne selon un système particulier : des actions sont octroyées à titre honorifiques au salarié au bout de quinze ans d’ancienneté. Ces actions sont incessibles et reviennent au journal au départ -ou à la mort- dudit salarié. Près de la moitié des journalistes a des parts aujourd’hui dans le Canard. Ce verrouillage très efficace garantit son indépendance, laquelle est assurée aussi par une santé économique insolente, avec plus de sept millions d’euros de bénéfices en 2009 et un matelas financier de plus de 100 millions d’euros. On comprend dès lors pourquoi le Canard Enchaîné est à raison l’un des journaux les plus réputé –et redouté- pour sa critique du pouvoir et la révélation d’affaires politiques.

Le  Parisien reflète plus la situation des autres quotidiens d’information, puisqu’il est la propriété du groupe Amaury (L’Equipe et organisateur du Tour de France entre autres). Il a été récemment lui-même sujet d’articles nombreux et inquiets de confrères lors de sa mise en vente, laquelle a finalement été annulée. Entretemps de nombreux noms de repreneurs ont circulé dont celui de Serge Dassault, sénateur, dirigeant du groupe éponyme et actionnaire du Figaro et du Républicain de l’Essonne. Timothée Boutry raconte cette période d’incertitude et de grandes discussions dans les rédactions (8 en tout), notamment autour de la raison de cette vente. Alors que Madame Amaury « intervient relativement peu dans la rédaction », M. Dassault a montré dans les journaux qu’il détient « qu’il était un actionnaire interventionniste. » Timothée Boutry rappelle son attachement à un Parisien « non-marqué politiquement », marque de fabrique qui lui a permis jusqu’à récemment d’afficher une santé financière meilleure que nombre de ses confrères.


Ces trois témoignages amènent à plusieurs constats.

Pour Guillaume Duval, la presse française souffre depuis ses origines de sa faible diffusion par comparaison avec ses voisins européens. En raison de coûts fixes élevés, sa marge de manœuvre financière est d’autant plus réduite que son lectorat est étroit et à tendance à se réduire. Ce qui nous amène à cette situation où les gens qui cherchent à investir dans la presse d’information française sont soit des personnes à la recherche d’une « danseuse », d’une activité divertissante et gratifiante intellectuellement où ils peuvent se permettre de perdre de l’argent, voire beaucoup.  On lance alors le nom du propriétaire du Nouvel Observateur. D’autres en revanche vont chercher à servir leurs intérêts, satisfaire un égo, faire pression sur les politiques. Les noms d’Arnault (LVMH) et Dassault sont naturellement évoqués. David Fontaine cite d’ailleurs une phrase de Robert Hersanlt : «l’indépendance de la presse commence et s’arrête au tiroir-caisse. »
La presse doit faire face à deux problématiques liées, les gratuits (20 minutes, direct-matin et soir…) et la viabilité économique du journal sur internet. Les journaux gratuits sont entièrement financés par la publicité. Surgit alors la question du formatage des articles pour plaire à tel annonceur ou le non-traitement de sujets dérangeants pour de grands acheteurs d’espaces publicitaires. On pense aux banques, aux industries lourdes… De plus, comme le prouvent les difficultés du groupe Metro, ce modèle économique montre déjà ses limites. Pour faire face, de nombreux journaux se sont lancés presque à  corps perdu dans l’internet. Quand Graziella Riou demande à David Fontaine pourquoi le Canard « ne barbote pas sur internet », il lui répond que tant que les gens « ne s’abonneront pas en masse sur le net, le Canard ne lancera pas de site. »

La presse d’information française est donc fragilisée aujourd’hui, au point que des institutions comme le Monde, sans parler de l’Humanité ou Libération sont contraintes de faire entrer le loup dans la bergerie. Ces injections d’argent apparaissent pourtant comme une fuite en avant, il s’agit plus d’une épée de Damoclès que d’une bouffée d’oxygène. Trop de journaux se maintiennent grâce aux subventions où à l’intervention d’un mécène qui se dit toujours désintéressé. De nouveaux venus comme Mediapart ou Rue89 apportent peut-être un début de réponse. Le Canard Enchaîné s’en tient pour l’instant au seul papier, ce qu’il semble être le seul à pouvoir se permettre. Mais pour les autres ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire